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"Le Grand Monde" : Pierre Lemaitre s'attaque aux Trente Glorieuses dans une fresque familiale époustouflante - franceinfo

Après sa trilogie Les Enfants du désastre, sa grande fresque sur l'entre-deux-guerres dont le premier volume, Au revoir là-haut, lui avait valu le Goncourt en 2013, Pierre Lemaitre ouvre un nouveau chapitre de l'histoire de France, celui des Trente Glorieuses, avec Le Grand Monde, un roman qui paraît le 25 janvier aux éditions Calmann-Levy.

L'histoire commence en mars 1948 à Beyrouth. Louis Pelletier célèbre avec sa famille, son épouse Angèle et ses quatre enfants, Jean, François, Etienne et Hélène, l'anniversaire de la savonnerie Pelletier et fils, entreprise qu'il a acquise dans les années 20 et qu'il a depuis largement fait prospérer, pour en faire comme il aime à le dire un "fleuron de l'industrie libanaise". Son rêve de confier à Jean, son fils aîné, la mission de reprendre l'affaire s'est soldée par un échec. Jean, alias "Bouboule", a le chic pour rater tout ce qu'il entreprend, y compris son mariage avec Geneviève, petite femme à l'esprit étroit, pétrie d'ambition, une punaise dont le plus grand plaisir est d'humilier son époux à tout bout de champs.

Louis ne peut pas non plus compter sur son deuxième fils pour reprendre la savonnerie. François, élève brillant, a d'autres ambitions qu'il part aiguiser à Paris, à Normale Sup, du moins c'est ce qu'il sert à son père. Il est bientôt rejoint à la capitale par son frère aîné, affublé de Geneviève. Jean entame une carrière en France pour faire oublier son fiasco dans l'entreprise familiale. Puis c'est au tour d'Etienne de quitter Beyrouth pour Saigon, sur les traces de son amoureux Raymond, engagé dans les forces françaises en Indochine, et dont il n'a plus de nouvelles. Reste Hélène, la petite dernière, qui ne tarde pas elle aussi à quitter le nid familial pour rejoindre ses frères à Paris et tenter sa chance aux Beaux-Arts…

A Saigon, Etienne découvre à l'agence des Monnaies où il est employé un système lucratif bien huilé, "l'affaire des piastres", un énorme scandale qui profite à tout le monde.  A Paris, Jean ne se montre pas plus brillant qu'à Beyrouth. En revanche il a trouvé un moyen efficace de passer ses nerfs et de décharger ses frustrations. Quant à François et Hélène, ils font tout sauf ce pour quoi ils étaient prétendument venus à Paris…

Difficile de résumer ce morceau romanesque plein de rebondissements, usiné comme au bon vieux temps. Pierre Lemaitre poursuit son projet historico-littéraire entamé avec sa première trilogie, en s'attaquant cette fois à la période des Trente Glorieuse. On en est ici aux prémisses, et donc loin encore de l'image de confort et de prospérité qui colle habituellement à cette période. La guerre est finie depuis trois ans, mais la France n'a pas encore achevé sa reconstruction, les pénuries de denrées, de logement, et le rationnement ont toujours cours dans une France qui commence à s'enliser dans des conflits coloniaux, notamment en Indochine.

Pierre Lemaitre saisit toute cette réalité d'après-guerre à travers le destin de ses personnages fictifs, mis en scène, eux, dans des évènements bien réels. Le romancier peaufine son mode opératoire en forme de feuilleton, chaque chapitre annoncé par une locution annonçant la couleur. Une méthode qui tient une nouvelle fois son lecteur en haleine de bout en bout.  

D'une écriture vive et efficace, il déploie cette fresque à grands traits, et aussi par petites touches, nous restituant avec des descriptions bien mijotées l'atmosphère humide et l'ambiance poisseuse de Saigon, l'effervescence parisienne de la presse de l'après-guerre, ou encore la douceur de Beyrouth, qui semble à des années lumières de la violence qui fait rage dans les combats qui opposent soldats français et combattants Vietminh dans le bourbier de la guerre d'Indochine. Les lâchetés politiques, les appétits du grand capital, les violences policières…

On retrouve aussi la veine sociale et politique chère à Pierre Lemaitre, sous une plume que l'on sent toujours animée par une révolte qui s'applique à traquer les vilénies de l'âme humaine, mais aussi ses beautés.

Le romancier ménage ses surprises. Il fait par exemple attendre son lecteur jusqu'à la page 475 pour lui en offrir une de taille, qui jette un pont avec la première trilogie.

Fresque familiale, historique, récit tissé de suspense, de psychologie, de politique et d'ironie... on sort de cette lecture repu, avec l'impression d'avoir traversé le "Grand Monde" autant que les destins individuels de personnages auxquels on s'est attachés, et que l'on a hâte de retrouver.

Couverture du roman de Pierre Lemaitre, "Le Grand Monde", janvier 2022 (CALMANN-LEVY)

"Le Grand Monde", de Pierre Lemaitre (Calmann-Levy, 592 pages, 22,90 €)  

Extrait :

"Jeantet saisit sur un plateau une coupe de champagne sans penser à en prendre une pour Etienne puis, les fesses appuyées sur le rebord d'un cache-pot en céramique dans lequel se déployait une sorte de bananier à feuilles gigantesques, il désigna du menton l'assemblée bruyante et disparate.
- Entre la terrasse du Métropole et celle du Cristal Palace, vous avez tout ce qui importe à Saigon. Diplomates sur le retour, aventuriers, séducteurs, banquiers corrompus, journalistes alcooliques, prostituées et demi-mondaines, aristocratie française, communistes masqués, planteurs richissimes. Tout est là. L'erreur serait de croire que Saigon est une ville. C'est un monde à part entière. La corruption, le jeu, le sexe, l'alcool, le pouvoir, tout s'y donne libre cours sous l'autorité de la déesse absolue, celle que tout le monde révère, à savoir Sa Majesté la Piastre !" (Le grand monde, page 104)

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