New York, début des années 1980. L’amitié déchirante de deux garçons unis contre l’autorité : la propre enfance de James Gray, traversée par l’injustice.
Jusque-là, le monde de l’enfance et de l’adolescence semblait étranger au cinéma de James Gray. Le réalisateur américain l’avait juste esquissé, à travers les traits inoubliables d’Edward Furlong, mais c’était dans le cadre d’un film noir, son tout premier, Little Odessa. L’autobiographie y était encore masquée. Elle s’offre cette fois à visage découvert, Armageddon Time s’inspirant pour une large part de la préadolescence du cinéaste, au début des années 1980, dans le Queens, quartier excentré de New York. Paul Graff, son alter ego, est un garçon turbulent et rêveur, qui aime dessiner. Le jour de sa rentrée scolaire, il est puni à cause d’un dessin insolent. Un autre élève, Johnny, aussitôt séduit, renchérit. Contrer l’ordre et l’autorité est le ciment de cette amitié naissante.
Johnny est noir et pauvre, livré à lui-même, vivant seul chez sa grand-mère frappée d’Alzheimer. Pas d’apitoiement pourtant : l’action est d’abord rapide, d’une vitalité presque magique, née de la complicité immédiate entre les deux garçons. Paul et Johnny font ensemble les quatre cents coups. Comme dans le film de François Truffaut, qui a fortement marqué Gray et auquel il rend un hommage explicite, à travers une séquence où le vol de la machine à écrire est astucieusement remplacé par celui d’un ordinateur… Sans filles à l’horizon ici, ni émois amoureux, c’est une amitié exclusive, à la vie, à la mort, qui est décrite. Les deux partagent une passion commune pour la musique et les fusées, s’échangent des autocollants de la mission Apollo. La rue, synonyme de fugue et de liberté, est leur territoire.
Quelque chose de cruel et de profondément injuste
À la maison, le foyer familial est source de chaleur comme de conflits. Paul est un fils aimé, mais ce soutien affectif s’accompagne de souffrance. Entre tablées avec grands-parents, grands-oncles et tantes, et échanges plus intimes, Gray brosse le tableau sensible d’une famille juive ashkénaze, d’où émergent trois portraits plus détaillés. Celui de la mère, protectrice mais frustrée, mélancolique, envieuse de la réussite des autres. Celui du père, peu avenant, colérique, mais rendu soudain attachant à travers des confidences marquantes. Et puis, il y a le grand-père (Anthony Hopkins), figure centrale, attentive, drôle et courageuse. Un rêve de mensch, qui parle yiddish, veille sur son petit-fils et le conseille, raconte des histoires, éclaire l’histoire familiale, en remontant jusqu’aux pogroms, en Ukraine, au début du XXe siècle.
Le passé ravive ici des souvenirs en même temps qu’un sentiment de manque. Dans cette recherche du temps perdu, les vivants ont parfois des allures de fantômes élégants, les tons ocre et rouges terre de Sienne font penser à un automne éternel. L’utilisation sagace du morceau-phare de Clash, Armagideon Time, mélopée rugueuse de rock et reggae mêlés, qui revient plusieurs fois, agit comme un écho. La chanson stigmatise l’exclusion sociale (Beaucoup de gens n’auront pas de souper ce soir/Beaucoup de gens n’obtiendront pas de justice ce soir) en même temps qu’elle alerte sur la menace du chaos. On est, dans le film, à la veille d’un basculement politique. La famille Trump (déjà !) fait des siennes à la tête de l’école privée que Paul est obligé de rejoindre, après ses écarts dans le public. Et Ronald Reagan est sur le point d’être élu président des États-Unis.
Dans l’amitié entre Paul et Johnny, quelque chose de cruel et de profondément injuste s’esquisse aussi, qui n’est pas sans rappeler certaines pages de Charles Dickens, auteur de l’enfance pauvre et maltraitée. Poignant, pathétique même, Armageddon Time l’est, mais dans une tradition du mélodrame où le réalisme se teinte d’un peu de merveilleux. C’est en romantique déchiré et déchirant que James Gray a filmé le monde enfui de sa jeunesse.
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Divertissement
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